Sept heures le soir. Maman vient de donner le coup d'envoi : « Nathaël, c'est le temps! Y a déjà du monde à l'église. » Dans l'obscurité bleue du ciel, éclairée seulement par les flocons qui tombent presqu'à l'horizontal, nos deux corps emmitouflés embarquent dans la voiture glacée. Elle prend le volant en se frottant les mains. Je prends ma place sur le banc d'en arrière, contrairement à la coutume : nous avons une invitée de marque ce soir.
La voiture se déplace de quelques mètres, à l'entrée de la maison voisine. La clé dans le démarreur, maman se réaventure dehors pour accompagner Memé Marie-Louise jusqu'à la portière. Il fait si noir que je vois à peine les deux silhouettes qui s'approchent en murmurant. Le plafonnier de la voiture illumine un immense tas de poils qui s'avance et s'assoit du côté passager. Memé a sorti son manteau de fourrure, ses bijoux les plus éclatants et son parfum le plus rare, celui des grandes occasions. Elle m'adresse un sourire alors que maman se précipite du côté du volant.
Le silence poli entre nous deux dans la voiture tremblante, la neige qui donne au manteau de ma grand-mère des allures d'ours polaire, tout cela m'apparaît d'une importance infinie. C'est un moment qui continuera de m'habiter longtemps après, un souvenir encapsulé de Memé alors qu'elle incarnait pour moi le sommet de l'élégance et de la douceur. Lors du très court trajet jusqu'à l'église, j'observe en silence la beauté de la nuit qui nous enveloppe tous les trois.
Le stationnement de l'église est bondé. Des bénévoles orientent les voitures vers les rares espaces vacants. Il y a dans l'air une sorte de frénésie : il faut se dépêcher pour attraper les chants de Noël qui précèdent la cérémonie, et surtout s'assurer d'avoir « une bonne place », d'où on peut voir ce qui se passera en avant. On grelotte de la voiture à la porte de l'église, qu'un homme retient du mieux qu'il peut contre le vent qui siffle. Chacun ôte ses gants, les mains encore gelées, pour se signer avec l'eau bénite et prendre son cahier de messe. Les lumières éclatent en milliers de reflets dans mes lunettes mouillées de flocons.
La messe de la veille de Noël, celle de huit heures, a toujours été une tradition pour ma mère et moi. Bon an mal an, on s'y retrouve pour faire le bilan de l'année qui est passée et de l'année qui s'en vient. Ce n'est pas tant l'assiduité religieuse qui m'y mène — ma mère me reproche parfois de ne plus aller très souvent à l'église depuis qu'on ne m'y oblige plus — mais la chaleur du rituel, et, depuis son départ, une sorte d'hommage à grand-maman. Memé est la personne que je rattache le plus aux traditions qui me touchent : elle était notre porteuse de mémoire, celle pour qui il était le plus important de mettre un frein à l'agitation du quotidien pour célébrer, le temps d'un soir, le fait d'être en vie.
Cette année encore, lorsque la voiture démarrera avec juste ma mère et moi à bord, ce sera sa voix à elle qui fera chanter le vent, comme un rappel des années passées.