Un souvenir se démarque des autres. Je n'ai même pas dix ans et je joue sur la plage chez pépé et mémé; plage que vous connaissez peut-être mieux sous le nom de la Pointe-Basse. Un tas de roche dans l'eau me rappelle un éléphant, c'est d'ailleurs comme ça qu'on l'appelait. Je ne peux pas trouver de preuve, mais j'ai l'assurance d'y avoir déjà vu des macareux, ces faux perroquets à l'allure d'un pingouin qui porte un masque de couleur et du eyeliner.
Au pied de l'éléphant, on découvrait les trésors du rivage exposés par la marée basse. Crabes, écrevisses (qui étaient en fait des crevettes de sable, mais le nom qu'on leur donnait enfant m'est toujours resté), étoiles de mer, mollusques variés, algues glissantes ainsi que des polypes collants et, à nos yeux, dégoûtants, mais fascinants sous les roches.
J'ai toujours conservé une photographie de l'époque, où un jeune moi sous l'ombre de la sculpture éphémère joue sur la plage. Sur celle-ci, les pieds et les mains dans l'eau, je ne regarde pas la caméra, mais la vie qui grouille sous moi, à peine cachée.
Je reconnais un intérêt qui m'a toujours habité et guidé. Ces forêts sous-marines qui semblent issues d'un univers de science-fiction, une petite oasis de vie et de couleurs. Pour pouvoir les explorer, je m'imaginais être réduit à la taille d'une écrevisse. Parfois je m'imaginais chevaucher un crabe, d'autres fois je m'imaginais faire des câlins aux petits poissons ou me faire des robes, des capes et des couvertures à partir des algues.
Je me souviens surtout de la déception que j'éprouvai l'année suivante lorsque, descendant sur la plage pour la première fois de la saison, je vis que l'éléphant s'était effondré. Sur cette plage, je ne revis plus jamais les macareux. Afin de me consoler, je me dis que les rochers pêle-mêle offraient maintenant un habitat de choix pour les habitants du rivage.
Ces souvenirs défilent dans ma tête presque vingt ans plus tard, alors que je pagaie au-dessus des rochers maintenant engloutis et recouverts d'algues.
Maintenant étudiant en biologie, j'arrive à mieux les distinguer, mieux les nommer que lorsque j'étais enfant. Parmi celles-ci, je pense reconnaître le fucus, l'ascophylle, la main-de-mer palmée et la mousse d'Irlande pour n'en nommer que quelques-unes.
Il vente à peine aujourd'hui, chose rare aux Îles, et la mer est calme, permettant d'y observer toute sa richesse. Sur la côte, des limicoles (oiseaux de rivage) profitent également de la belle journée.
Je place ma pagaie entre mes cuisses, m'allonge sur mon kayak et ferme les yeux, laissant mes mains tremper dans l'eau. Il semble que peu importe le nombre d'années et le tracé que forme mon parcours, mon corps et mon esprit tout comme les vagues reviennent toujours sur le rivage, où l'odeur des algues et de la zostère pourrissantes, puanteur que j'ai appris à aimer, remplit mes poumons.
Le bruit du ressac et le chant cacophonique des oiseaux marins me bercent. J'ouvre les yeux et regarde à ma droite lorsque j'entends un bruit : un loup-marin me fixe, curieux, à quelques mètres. Notre surprise est égale et il replonge gracieusement sous l'eau.
Je donnerais beaucoup pour voir le littoral à sa façon et glisser sans-souci entre les laminaires en compagnie des poissons, remontant à la surface pour observer les oiseaux habitués à ma présence. Contrairement à moi, visiteur, le mammifère marin peut réellement appeler les côtes son chez-soi.
Je me relève et pagaie vers le rivage. Après avoir rangé l'embarcation, j'irai me mettre à quatre pattes dans l'eau, comme sur la photo. Je veux mémoriser le bord de l'eau et les rochers qui constituaient l'éléphant comme ils sont en ce moment, sachant que chaque jour le paysage se transformera un peu plus, différent de ce que j'ai connu, aujourd'hui comme moi très différent de ce qui a été immortalisé sur la photographie. Les pieds et les mains dans la mer peu profonde, peut-être même pourrai-je encore m'imaginer comme l'un de ses petits habitants.