Les Îles de la Madeleine sont un lieu qui laisse des traces. Une des premières interactions de la plupart des Madelinots en ville est cette réponse, cet enthousiasme qui suit l'annonce de ses origines : une fois sur deux, l'interlocuteur s'égare, raconte, avec une certaine nostalgie, l'empreinte que les Îles ont faite dans sa vie. J'ai rencontré des inconnus qui m'ont dit y être venus il y a dix, vingt, cinquante ans...
Celles et ceux qui ne sont pas encore venus parlent avec envie d'une éventuelle visite, interrogeant les cieux (ou leur partenaire du moment) : peut-être dans un an, dans deux ans... on verra. Ayant grandi dans le coeur des Îles, ces rencontres me font toujours un petit pincement. Je suis devenu de ceux qui, les yeux vers l'horizon, se disent : bientôt... bientôt...
Ce n'est pas qu'une question de paysage. Il y a quelque saveur aux Îles difficile à reproduire ailleurs. L'insularité, bien sûr, est un aspect important du lieu : elle influence le quotidien, l'horizon des possibles, les obstacles, la culture et la socialisation. Mais au-delà de son insularité, je pense que les Îles partagent une émotion distincte : quelque chose d'à la fois triste et heureux, ce que la poète Marie Uguay nommait « le mystère triste des derniers oiseaux rattrapés par la mer (1) ». Le rapport à la nature, cristallisé dans cette relation d'un peuple pêcheur avec la mer et ses humeurs, fait des Madelinots des êtres d'une particulière humilité. Emphatiques peut-être, mais pas arrogants.
Face à l'agitation de la vie contemporaine, on constate aux Îles une sorte d'atemporalité : le frère Marie-Victorin, venu visiter les Îles en 1920, remarquait déjà comment les Madelinots sont « admirablement indépendants des horloges » :
« En ces temps d'heure avancée, l'anarchie est complète chez les insulaires. Les uns ont gardé, sans conviction, l'heure ancienne, d'autres ont adopté la nouvelle, une troisième catégorie ont même fait, par fantaisie, un compromis d'une demie-heure entre la chèvre et le chou. Mais au fond, personne n'a cure de celle-ci ni de celle-là. Et n'ont-ils pas raison, tous? [...] Le soleil, le vent et la marée sont les régulateurs, les coordonnées pourrait-on dire, de la vie des Madelinots. Pour les gens de la grand'terre, habitués à une existence compliquée et à l'émiettement méthodique du temps, il y a de quoi se ronger les poings plusieurs fois par jour (2). »
Les horloges ont certainement plus de pouvoir de nos jours sur le quotidien des gens des Îles, mais il me semble qu'il reste encore un fond de cette indépendance. Moi qui en reviens tout juste, je peux dire que mes trois semaines passées aux Îles se sont accordées à ce non-temps : de toutes mes activités prévues pour le voyage, j'ai finalement passé davantage de temps à regarder l'horizon, les fesses sur un balcon.
(1) Marie Uguay, Journal, texte établi, annoté et présenté par Stéphan Kovacs, Montréal, Boréal, 2005, p. 98.
(2) Frère Marie-Victorin, Chez les Madelinots, Montréal, Frères des écoles chrétiennes, 1920, p. 12-13. Accessible en ligne sur https://archive.org/details/chezlesmadelinot00mari/