Quand on goûte à cette friandise pour la première fois on a l'impression de croquer dans un beigne qui arriverait du large. En bouche, mélange sucré-poisson. Pendant des années, ma mère et mes tantes se sont réunies pour faire ensemble leur production de croxignoles. Cette journée a toujours été attendue et dans la famille on se pourléchait les babines à l'avance à l'approche de la date au calendrier.
Les croxignoles c'est une pâte à beignes roulée que l'on tresse juste avant de la cuire dans de l'huile de loup-marin. L'événement rassemble ma mère et mes cinq tantes dans le chalet de l'une d'elles. La confection et la cuisson se déroulent hors de la maison puisque l'odeur lourde de friture s'imprègne pendant des jours et des jours. Et c'est heureux puisque cela permet en même temps à ces femmes de se retrouver un peu entre elles pendant un moment, loin des soucis de la vie quotidienne.
Chaque printemps, les six font une chaîne téléphonique pour se donner le rendez-vous. La veille, elles préparent la pâte pour les croxignoles, cherchent leur fichu pour emprisonner leurs cheveux et préparent le lunch qu'elles mangent sur place.
Cette activité fait partie de la tradition familiale - de mère en fille - que l'on retrouve encore dans certaines familles des Îles qui récupèrent l'huile précieuse au moment de la chasse aux loups-marins. Les croxignoles fabriquées par mes tantes sont croquantes sous la dent. C'est l'odeur de friture de poisson que capte la narine en premier et une petite trace d'huile laissée immédiatement sur les doigts au premier contact. En bouche, c'est comme manger un beigne. Un beigne avec un petit goût de fish'n chips.
Dans l'île on accompagne la gâterie de thé ou de café. Certains amateurs l'aiment bien au déjeuner. Il ne faut pas se laisser décourager par l'odeur marine, car le goût de poisson s'évanouit d'un coup pour laisser toute la place en bouche à la pâte croquante au parfum de muscade.
La pâte à beignes est roulée, découpée en rectangles et fendue de 6 ou 7 entailles au milieu. Le tout est ensuite tressé. Cette tresse (ou noeud) est par la suite cuite dans l'huile bouillante de phoque. Le matin de la confection, chacune arrive avec son plat de pâte sous le bras. Elles assignent entre elles les tâches : abaisser, rouler, découper, tresser la pâte et la cuire. Les rôles s'alternent pendant la journée. Entre les tresses, elles parlent parfois des enfants. Elles échangent les nouvelles comme les rôles autour de la table : qui se marie, qui va donner naissance et qui est enfin à nouveau amoureux. L'ouvrage terminé elles sortent les cartes.
Au bout de la journée, elles retournent chez elles leur bol de pâte vide, mais avec des sacs qui débordent de plusieurs douzaines qu'elles mettent au congélateur. Parfois, elles sont promises d'avance, une douzaine à Luc, une autre douzaine à France... et bien sûr, d'autres que l'on gardera en cachette pour la visite, l'été prochain.