Jusqu'à mon retour aux Îles, je croyais que je faisais partie d'une belle poignée de malchanceux. D'une malchance relative, sans doute, mais pas moins souffrante : je suis natif des Îles, mais pourtant - et on ne manque pas de me le faire remarquer - je « n'ai pas l'accent ».
C'est le premier commentaire que j'entends dès ma prononciation des mots magiques je-viens-des-îles-de-la-madeleine lorsque je rencontre de nouvelles personnes à l'extérieur des Îles. C'est aussi ce que j'entends le plus souvent quand je rencontre des nouvelles faces madeliniennes dans mes environs. À différents moments de ma vie, j'ai eu droit à deux commentaires généraux : soit que je parlais « comme un livre » soit je devais venir d'Europe ou de quelque part où la langue que je parlais existait.
J'étais bien conscient que mon accent était différent de celui des autres gens de mon âge, ou même des membres de ma famille, mais je ne me suis jamais senti blessé par ces questions. Tout au plus étais-je curieux de comprendre pourquoi, alors que rien ne m'y prédestinait, je possédais une langue aussi étrange, possédée par un autre monde, un autre environnement que le mien. Avec les années, j'ai fini par comprendre plusieurs choses :
Premièrement, il faut comprendre que l'accent des Îles, ce n'est pas un accents mais des accents. Il y a, à mon sens, autant d'accents que d'individus sur les Îles, mais si on veut être raisonnable, on peut distinguer au moins sept ou huit dialectes différents, en fonction de l'île d'où on vient.
Deuxièmement, il y a des secteurs où l'accent est plus prononcé que d'autres, mais dans l'ensemble, nous avons tous un accent. Je m'en suis aperçu bien assez tôt quand j'ai quitté les Îles pour la première fois pour aller faire mes études à Québec. Moi qui avais toujours entendu que je n'avais pas d'accent, je découvrais avec fascination que j'avais gardé dans ma langue quelques couleurs : des syllabes comme wô pour oa, ti pour tsi, et même des mots que je croyais universels comme faire zire, traille ou armenas.
Enfin, j'ai compris que parler les Îles, c'est plus qu'une lettre r qu'on écrase, qu'on roule ou qu'on remplace par un g. C'est un dialecte profond quant aux mots qu'on choisit, à ce qu'on dit et ne dit pas, bref, à l'âme de notre parole. Et ça, je l'ai. Cette couleur du langage, cette poésie dans le parler de tous les jours, elle est en dedans de moi, et n'a pas capitulé devant mon accent radio-canadien.
En fait, et c'est ce que je trouve magnifique de la langue, cette couleur est venue agrémenter mon français, lui donner plus de saveur, plus de mordant. Plutôt qu'un champ de bataille, ma langue est devenue une courtepointe de sons d'ici et d'ailleurs, attrapés à la télévision ou dans ma famille, empruntés à Michel Tremblay autant qu'à Molière. Une langue faite d'alexandrins et de mots de la mer, ce qui somme toute, peut tout à fait aller ensemble.
Crédit photo : Marie-Pier Chevrier